Quand la « philosophie » se dévoile… seins nus : regards croisés sur Lagrenée et Brandi
Les œuvres en regard
Louis Jean-François Lagrenée (1725-1805)
La Philosophie dévoilant la Vérité (1771, huile sur toile)
👉 Voir l’œuvre sur Bridgeman Images
Giacinto Brandi (1621-1691)
Allégorie de la Philosophie (huile sur toile)
👉 Voir l’œuvre sur MeisterDrucke
Vérité et Philosophie: seins nus bien sûr!
En 1771, Lagrenée peint une toile spectaculaire : La Philosophie dévoilant la Vérité. Sur la scène, les deux allégories féminines incarnent les idées abstraites. Mais dans le concret, le peintre les peint les seins nus pardi 🙂
On pourrait invoquer la tradition : la nudité symbolise la pureté, le naturel, l’authenticité. Mais pourquoi doit-elle toujours prendre le visage d’une femme dénudée ? Pourquoi la pensée et la sagesse passent-elles, encore une fois, par un corps féminin exposé ?
Le poids d’un héritage académique et patriarcal
L’explication est simple : les académies de peinture de l’époque, exclusivement masculines, ont façonné un langage visuel où la femme est à la fois support et décor. On habille les figures masculines d’attributs (livres, compas, armures, toges), mais on dépouille les femmes pour traduire une idée.
Résultat : même quand elles incarnent la Philosophie ou la Vérité, elles sont représentées seins nus, au service d’un regard spectateur supposé masculin.
Brandi : l’art de suggérer sans exposer
La comparaison avec l’Allégorie de la Philosophie de Giacinto Brandi est saisissante. Ici, pas de poitrine offerte : le drapé, somptueux, épouse les formes sans les exhiber. Les plis guident l’œil vers le visage et les mains, là où se lit l’intensité intellectuelle.
Le spectateur n’est pas happé par une nudité imposée : il contemple une idée, pas un corps. L’art baroque de Brandi montre que l’on peut suggérer la profondeur philosophique par le jeu du tissu, de la lumière et de la pose, sans réduire la figure féminine à une métaphore charnelle.
Aujourd’hui : relire, critiquer, transformer
Relever ces écarts visuels n’est pas anecdotique. L’art façonne nos imaginaires collectifs. Ces représentations perpétuent l’association entre féminin et disponibilité, y compris dans les sphères supposées les plus abstraites.
Mettre Lagrenée et Brandi côte à côte permet de mesurer que l’on peut incarner des valeurs universelles sans ramener systématiquement la femme à sa nudité. Cette comparaison illustre comment un héritage artistique codifié par les hommes peut — et doit — être relu à la lumière du regard féministe.
Note historique : Nudité féminine et allégorie aux XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles
Dans la peinture académique, la nudité partielle ou totale des figures féminines (Vérité, Liberté, Justice, Philosophie) était perçue comme un « raccourci » symbolique vers la pureté et la sincérité. Mais cette convention s’appliquait quasi exclusivement aux femmes. Les figures masculines étaient représentées vêtues, armées, ou auréolées.
Ce double standard révèle le biais d’un regard artistique façonné par des hommes…pour un public d’hommes. Loin d’être neutre, il traduit une hiérarchie des genres que l’art contemporain et la critique féministe s’emploient aujourd’hui fort heureusement à déconstruire.
Non tout n’était pas mieux avant 😉