Dans deux décisions rendues le 15 janvier 2019, l’Autorité de la concurrence demande de modifier les dispositions du code de la santé publique qui interdisent aux médecins et aux chirurgiens-dentistes de faire de la publicité de manière « générale et absolue » ; cela afin de se mettre en conformité avec le droit européen.
La société GROUPON, gestionnaire du site du même nom, proposait jusqu’en septembre 2017, différentes prestations de soins médicaux à prix réduits effectués par les médecins (soins médicaux à visée esthétique tels qu’injections de Botox ou d’acide hyaluronique pour le traitement des rides du visage ou soins non médicaux à visée esthétique comme le traitement de la cellulite ou la chirurgie corrective au laser de la vision) et les chirurgiens-dentistes (soins médicaux à visée esthétique tels qu’offres de blanchiment et poses d’implants dentaires).
Conçu à l’origine comme un site d’achats groupés, dans le cadre duquel les tarifs proposés n’étaient acquis qu’à la condition qu’un nombre minimum d’internautes manifeste son intérêt pour le produit ou service, le fonctionnement du site www.groupon.com est aujourd’hui celui d’une place de marché classique dans le cadre de laquelle les tarifs proposés sont acquis par les internautes dès la diffusion de la publication, sans condition que les produits ou services soient acquis par un certain nombre de clients. Comme rappelé par l’Autorité dans son avis n° 12-A-20 du 18 septembre 2012, les places de marché jouent le rôle d’intermédiaires entre des vendeurs et des acheteurs, en offrant à des vendeurs, professionnels ou particuliers, la possibilité d’y proposer tout ou partie de leur catalogue, comme le ferait une galerie commerciale dans le monde physique.
Ainsi, les praticiens qui souhaitaient bénéficier des services de GROUPON concluait avec la société un contrat d’abonnement, prévoyant une rémunération forfaitaire.
Une fois le contrat d’abonnement conclu, les offres de soins étaient diffusées sur le site www.groupon.fr. Ces offres indiquaient différentes informations sur la prestation proposée : durée, technique utilisée, tarif et zone géographique dans laquelle la prestation est réalisée. L’internaute intéressé par la prestation proposée accèdaiet aux coordonnées du professionnel par l’intermédiaire d’un lien hypertexte le redirigeant vers un annuaire professionnel externe dans lequel figurent les informations suivantes : nom, prénom, adresse professionnelle, numéro de téléphone, de télécopie, jours et heures de consultation. Lorsque le prestataire était un centre de santé, seules les coordonnées dudit centre étaient accessibles, soit directement en fin d’annonce, soit par l’intermédiaire d’un lien redirigeant l’internaute vers le site Internet dudit centre.
Estimant que ces pratiques étaient contraires à la déontologie médicale, et constituaient un moyen de publicité indirecte, le CNOM et le CNOCD ont multiplié les actions à l’encontre de GROUPON (multiples actions judiciaires) et des praticiens ayant recours aux services de la société (actions disciplinaires). Ils ont également privilégié une importante communication publique autour de ces actions (publication d’un communiqué de presse, publication d’articles dans les revues professionnelles, envoi d’un courrier d’avertissement aux professionnels susceptibles d’être intéressés par l’offre GROUPON…).
Pour la société GROUPON, les actions entreprises par les Ordres professionnels étaient constitutives d’une pratique de boycott (« au moyen d’une campagne de communication et d’une stratégie de harcèlement multidirectionnel ») dans le secteur de la promotion par Internet d’actes médicaux à visée esthétique et, de manière plus générale, dans les secteurs dans lesquels la société développe ses activités. En effet, elle réduirait la concurrence sur le marché de la promotion sur Internet d’actes médicaux, en interdisant aux médecins et chirurgiens-dentistes, de manière générale et absolue, le recours à tous procédés directs ou indirects de publicité sur Internet et dissuadé, par crainte de sanctions disciplinaires, les médecins et chirurgiens-dentistes de recourir aux services de la société Groupon.
Elle a donc saisi l’Autorité de la concurrence pour obtenir la condamnation des Ordres et la cessation de leurs actions.
L’Autorité de la concurrence s’est d’abord s’interroger sur sa compétence. En effet, elle ne peut apprécier que la régularité des actes privés et n’a pas compétence sur les actes administratifs pris par des autorités administratives.
Or, comme elle le rappelle, les ordres professionnels sont des « organisations professionnelles, administratives et juridictionnelles de défense et de régulation de la profession médicale. Organisme de droit privé chargé d’une mission de service public, l’Ordre est une structure strictement professionnelle ». Pour la réalisation de leurs missions, les Ordres professionnels disposent de prérogatives de puissance publique. Il ne s’agit donc pas d’une personne privée stricto sensu et les Ordres professionnels peuvent donc rendre des décisions administratives.
Tel est le cas lorsque l’Ordre professionnel prend une décision pour l’accomplissement de sa mission de service public (voir en ce sens , la décision n° 09-D-17 du 22 avril 2009 concernant l’ordre des pharmaciens : « il n’appartient pas au Conseil de la concurrence de se prononcer sur la légalité de (…) décisions dès lors qu’elles sont de nature administrative, cette dernière notion implique non seulement que la décision en cause ait été prise dans l’accomplissement de la mission de service public de l’organisme privé dont elle émane, mais, en outre, qu’elle comporte l’exercice d’une prérogative de puissance publique »).
En revanche, l’Autorité de la concurrence est compétente lorsque « ces organismes interviennent par leurs décisions hors de cette mission ou ne mettent en œuvre aucune prérogative de puissance publique » (voir en ce sens, Cour de cassation, 16 mai 2000, « Semmaris », req. n° 98-11800, publié au bulletin).
Or, à l’occasion de l’examen de sa compétence, l’Autorité de la concurrence a dénoncé le principe d’interdiction générale et absolue de publicité.
Les actions menées par le CNOM et le CNOCD étaient fondées sur plusieurs dispositions du code de santé publique, dont l’article R. 4127-19 du code de la santé publique, applicable aux médecins, et les articles R. 4127-215 et R. 4127-225 du code de santé publique applicables aux chirurgiens-dentistes.
Ces articles posent le principe d’interdiction de tous procédés directs ou indirects de publicité.
Or, les services d’instruction de l’Autorité de la concurrence ont estimé que la position du CNOM et du CNOCD visant à interdire aux médecins et chirurgiens-dentistes de recourir aux services de la société Groupon reposait sur des dispositions nationales (article R. 4127-19 du code de la santé publique, applicable aux médecins ; articles R. 4127-215 et R. 4127-225 du code de santé publique applicables aux chirurgiens-dentistes), contraire au droit européen – à savoir l’article 56 TFUE et la directive 2000/31/CE sur le commerce électronique – en ce qu’elle interdit aux médecins de recourir à tous procédés directs ou indirects de publicité. Pour ce faire, elle se fonde sur l’arrêt « Vanderborgt » qui condamne la règlementation belge qui interdit de manière générale et absolue toute publicité des membres de cette profession (CJUE, 4 mai 2017, Vanderborght., C-339/15, EU:C:2017:335), et l’arrêt « RG et SELARL cabinet dentaire du docteur RG » qui considère que l’article R. 4127-215 du CSP est contraire au droit européen puisqu’il pose uneinterdiction générale et absolue toute publicité des membres de la profession dentaire (CJUE, 23 octobre 2018, RG et SELARL cabinet dentaire du docteur RG., Aff. C-296/18, EU:C:2018:857).
Il en déduit que l’article R. 4127-19 du code de la santé publique applicable aux médecins, en tant qu’il prévoit une interdiction générale et absolue de toute publicité, directe ou indirecte, n’est pas compatible avec l’article 56 TFUE et la directive 2000/31 sur le commerce électronique.
Or, en application du principe de primauté et comme la CJUE le juge de façon constante, une administration, tout comme un juge national, est tenue d’écarter l’application de dispositions nationales qui ne seraient pas conformes au droit européen primaire ou dérivé (CJUE, 22 juin 1989, Fratelli Costanzo SpA contre Comune di Milano., Aff. 103/88, EU:C:1989:256 ; voir également CJUE, 9 septembre 2003, CIF, Aff. C-198/01, EU:C:2003:430).
L’Autorité de la concurrence en déduit qu’il convenait de laisser les dispositions litigieuses inappliquées. Elle soutient que, dans ce cadre, les faits mis en cause par la société Groupon étaient constitutifs d’une pratique de boycott de la part du CNOM vis-à-vis de la société Groupon.
Cependant, l’Autorité de la concurrence relève enfin que tant le CNOM que le CNOCD se sont fondées sur plusieurs dispositions essentielles applicables aux médecins et aux chirurgiens-dentistes, dont la conformité avec le droit européen n’est pas remise en cause.
De ce fait, les actions menées relèvent de l’accomplissement par le CNOM et le CNOCD de leur mission de service public qui leur est dévolue par la loi, en particulier, le devoir de veiller au respect de la déontologie par les médecins et les chirurgiens-dentistes et la défense de l’honneur et de l’indépendance de la profession. Ces actions traduisent ainsi, dans les circonstances de l’espèce, l’exercice par le CNOM et le CNOCD, dans une mesure non manifestement inappropriée, de prérogatives de puissance publique.
C’est pourquoi, les pratiques reprochées au CNOM et au CNOCD ne relèvent pas de la compétence de l’Autorité et qu’elle déclare sa saisine par GROUPON irrecevable.
Aux termes de sa décision, l’Autorité de la concurrence insister « sur la nécessité de modifier, à brève échéance, les dispositions règlementaires relatives à la publicité, afin de tenir compte de l’évolution de la jurisprudence de la CJUE ».
Elle souligne qu’en séance, « la représentante du Ministère des Solidarités et de la Santé a indiqué, à ce titre, que le gouvernement et plusieurs ordres professionnels, dont celui des médecins, 18 travaillaient à la refonte des dispositions réglementaires applicables à la publicité. De nouvelles dispositions devraient être adoptées dans un délai de 6 à 12 mois ».
Cette décision fait pleinement écho à l’étude du Conseil d’Etat relative à la règlementation applicable en matière d’information et de publicité aux professionnels de santé, réalisée à la demande du Premier ministre et adoptée en mai dernier (Conseil d’État, Règles applicables aux professionnels de santé en matière d’information et de publicité, La Documentation française, 2018). Dans cette étude, le Conseil d’État propose de supprimer l’interdiction générale de la publicité directe ou indirecte et de poser.
EN BREF :
L’Autorité a constaté qu’en l’état, le droit français ne semble plus conforme au droit européen, en tant qu’il édicte à l’égard des médecins et chirurgiens-dentistes une interdiction générale et absolue de toute publicité, de façon directe ou indirecte. Ce principe doit être supprimé et comme le propose le Conseil d’Etat, il pourrait être remplacé par un principe de libre communication des informations par les praticiens au public, sous réserve du respect des règles gouvernant leur exercice professionnel.
Elle exhorte le Ministère de modifier la législation, comme l’y invitait déjà le Conseil d’Etat en juin 2018.
Dans cette attente, les médecins et les chirurgiens-dentistes doivent considérer que les articles R. 4127-19 R. 4127-215 et R. 4127-225 du code de santé publique ne sont pas applicables en raison de leur contrariété avec le droit européen.